Harald Fernagu: De ces guerres que l’on se bricole

JEAN-YVES JOUANNAIS

Harald Fernagu est un Viking. Son nom tendrait à le prouver. Il se montre d’ailleurs, je crois, assez fier de son patronyme, rocailleux et plein de fables anciennes. Il se plaît d’ailleurs à préciser que son prénom signifie « Celui qui mène au combat ». Et la guerre, cette guerre dont nous ne connaissons rien, ni lui, ni moi, nous l’avons souvent évoquée. Or il est toujours intéressant d’avoir le point de vue d’un Viking sur ces aspects-là de l’activité humaine. Car, de fait, les objets du conflit, les uniformes comme les armes, la mise en scène de la bataille sont pour le moins insistants, du moins récurrents dans son œuvre.

Mais un débat préexistait à nos discussions martiales. Et ce dernier portait sur le caractère plus ou moins belliqueux de la civilisation Viking. Les témoignages qui nous sont demeurés des vagues d’invasion Viking, sont essentiellement les annales, chroniques rédigées par des ecclésiastiques. Or ceux-ci ont peints des portraits apocalyptiques de ces pseudo-envahisseurs parce que païens et s’en prenant sans scrupules aux biens de l’église. Le raid contre l’abbaye de Lindisfarne (Northumberland), le 8 juin 793, étant en général considéré comme le seuil même du mythe viking. Pourtant, une hypothèse contraire tend à gagner en légitimité auprès de certains spécialistes, dont Régis Boyer qui ose écrire, à rebours de toutes les idées reçues : « Disons-le et répétons-le, l’idéologie de l’exploit guerrier ne m’apparaît pas au premier plan des préoccupations du viking. » Ainsi a-t-on désiré, explique-t-il, entre autres exemples, faire de Odin, au cœur du paganisme scandinave, un dieu guerrier, qu’il n’a été que partiellement, lui qui fut plutôt un patron de la ruse et de la cautèle, mais aussi un voleur de poésie. « Les grands Barbares blancs » chers à Chateaubriand bouleversèrent assurément l’Europe entre le IXe et le XIe siècles, mais peut-être pas de la manière brusque et violente à laquelle on songe communément.

Le débat peut être posé selon les termes suivants : cette civilisation était-elle nourrie d’une idéologie strictement guerrière, porta-t-elle la guerre pour elle-même de l’Islande à la mer noire, ou bien s’agissait-il d’une culture essentiellement commerçante qui fut amenée à prendre les armes, à en faire usage par goût de la rapine et de la facilité.

Cette ambiguïté s’avère passionnante et peut être dépistée, en quelque sorte, dans le parcours d’Harald Fernagu. C’est-à-dire que lorsqu’à l’évidence, au vu de certaines de ses œuvres, la guerre semble s’imposer comme préoccupation première, cardinale, elle ne l’est jamais que de manière seconde, à la manière d’un écho. Et comme chez ses prétendus ancêtres, derrière le geste martial, en marge de la geste héroïque, il existe une obsession plus fondamentale, qui est l’esthétique du négoce, la logique du marché, du potlatch, de l’échange, la lancinante question de la valeur arbitraire des objets. On sait que les vikings attribuaient une valeur supérieure aux matériaux bruts plutôt qu’aux objets travaillés. Ainsi brisaient-ils, concassaient-ils ciboires, croix, couronnes et autres bijoux pour ne conserver et ne transporter que des amas informes, des « compressions » d’or, d’argent ou de bronze. C’est parce que la place était comptée dans leurs bateaux que la masse concentrée augmentait le volume du butin. Des ferrailleurs plutôt que des esthètes donc, des négociants en gros plutôt que des collectionneurs de bibelots.

On retrouve en quelque sorte cette conception de la marchandise et de sa valeur relative dans l’installation pénétrable Faust connection (2008). Des sortes de stalactites sont constituées d’une concaténation d’objets divers : vaisselles en plastique, en inox, trophées sportifs. Tout est dépareillé, entassé sans hiérarchie de valeur, monté sur une tringle qui ne semble répondre qu’à une question purement fonctionnelle de logistique et d’ergonomie.

La question de la valeur d’échange — comment l’arbitraire logique des marchés réinvente sans fin la cote des biens et des êtres — apparaît comme centrale dans cette démarche. Il n’est pas anecdotique qu’Harald Fernagu travaille au sein de la communauté Emmaüs de Dijon. Il y côtoie, depuis des années, des femmes et des hommes mis au ban de la société. Des accidents, des drames, des quiproquos, ont fait que leurs parcours ont fait retour, n’ont certes pas connu d’ascension, mais se sont conjugués aux seuls motifs de la chute et de la déréliction. Leur valeur sociale a été érodée, s’est effacée plus ou moins abruptement pour finir par les apparenter à ces pièces « surfrappées » de l’antiquité qui, à force d’usage, ont perdu toute légitimité économique. Or, Harald Fernagu les « utilise » comme modèles, il les fait poser en soldats, en héros de guerres improbables, tels les Carabiniers de Godard. Il récupère, pour les habiller, des éléments d’uniformes dépareillés, des décorations démonétisées, des accessoires rafistolés, autant d’objets trouvés également dans les tas de fripes d’Emmaüs. Tout cela en vient à coïncider, tristement et miraculeusement, tant les corps et leurs attributs témoignent de cette frivolité scandaleuse du capitalisme, juge tyrannique et atrabilaire des fins de vie pour les hommes comme pour les marchandises. Et si les Compagnons d’Emmaüs posent en soldats d’opérette, ce n’est pas tant pour bricoler de la guerre comme sujet, c’est pour bricoler tout court. Parce que la guerre est dans le bricolage plutôt que l’inverse. C’est d’une très belle intuition dont Harald lui-même m’a fait part en m’indiquant une certaine piste étymologique. « Bricole, brigole : Ancienne arme ; fronde qui était faite de cuir, et servait à jeter des balles de plomb et de pierres ; bricola. » De manière générale, la bricole était une machine de jet qui était construite, durant un siège, sur place, avec tout ce que l’on pouvait trouver de matériaux alentour. C’est de bricolage que naissait la bricole et la bricole, une fois réalisée, permettait la guerre. C’est de ce bricolage dont il est question dans ces photos plutôt que de la guerre en elle-même. Un bricolage, un rapiéçage, un ravaudage qui est un combat en soi. Puisqu’il s’agit, au final, à force de raccommodage, d’opérer un retour offensif pour ces soldats apparemment vaincus. Ils font retour dans l’art, à travers la photo, et dans l’aura glorieuse de pseudo peintures d’histoire. Par la grâce de ce passage à l’art, les individus, les objets sont soudainement remis en circulation, en scène, en selle, à l’image d’Hubert dans Sauvez la France. Il en va de même des Cuirassés (2008). « C’est une sculpture de formes guerrières, dont la technique d’assemblage est un bricolage emprunté aux loisirs populaires (maquettisme). Néanmoins il s’agit là, plus d’apparenter une accumulation d’objets à la forme d’un cuirassé, que de copier celui-ci. Les Cuirassés semblent fendre l’eau avec force et majesté. De ces objets rouillés, dégradés, se dégage alors (ainsi assemblés) un état fortement sexué. »

La guerre, là encore, n’est pas l’enjeu de la figuration. Mais ce qui s’impose, c’est cette autre guerre, menée par tous les moyens du bricolage, pour réinventer une valeur à des matériaux, à des rebuts que tout condamne à l’impuissance marchande. La guerre, dans l’œuvre d’Harald Fernagu, est toujours une guerre sociale ou économique, jamais l’activité belligène en elle-même, laquelle est cantonnée dans des évocations relevant du monde de l’enfance. Comme tout d’ailleurs, dans l’œuvre de Harald Fernagu, illustré par la guerre, traite des visions de l’enfance. En témoigne idéalement cette installation constituée de 200 chars miniatures bricolés à partir de déchets mécaniques, fresque guerrière qui porte le beau titre inattendu des Jouets qui traînent (1999, Frac Bourgogne).

« L’ensemble des moyens du bricoleur n’est donc pas définissable par un projet (ce qui supposerait d’ailleurs, comme chez l’ingénieur, l’existence d’autant d’ensembles instrumentaux que de genres de projets, au moins en théorie) ; il se définit seulement par son instrumentalité, autrement dit et pour employer le langage même du bricoleur, parce que les éléments sont recueillis ou conservés en vertu du principe que « ça peut toujours servir ». De tels éléments sont donc à demi particularisés suffisamment pour que le bricoleur n’ait pas besoin de l’équipement et du savoir de tous les corps d’état mais pas assez pour que chaque élément soit astreint à un emploi précis et déterminé. Chaque élément représente un ensemble de relations, à la fois concrètes et virtuelles ; ce sont des opérateurs, mais utilisables en vue d’opérations quelconques au sein d’un type. »

Les Tribulations d’un curé de campagne (2008) sont une série de quatorze photographies, quatorze portraits quasiment similaires de Raymond, un autre Compagnon d’Emmaüs, posant en prêtre.

Quant au Reliquaire (2008), « c’est un jeu de formes empruntées aux objets religieux, mais réalisé avec des techniques de loisirs populaires récréatifs, collages de coquillages, assemblage d’objets trouvés dans un magasin (la foire fouille), poupées customisées… Dans ces réalisations, la sculpture joue avec le lieu de la photographie en lui prêtant le temps de la prise de vue des éléments qui la constitue. Ou peut-être est-ce la photographie qui prête une part de son état à la sculpture ? J’ai voulu, à travers l’imagerie religieuse, éprouver une réalité de l’œuvre : toute œuvre est un univers à la fois indépendant et un contexte croisé où les choses se combinent entre elles, indéfiniment. Dans cette proposition subsiste un état dans l’état. L’objet est à la fois sculpture et photographie. Raymond, qui joue ici le prêtre, est à la fois image et individu. La réalité de l’œuvre n’est pas seulement dans sa matérialité, mais aussi dans un espace signifiant immatériel qui croise de multiples réalités : l’espace d’exposition (ses frontières élargies), l’espace du spectateur (sa subjectivité), l’espace de la fiction (ce qu’elle soumet à l’interprétation), l’espace des références historiques et plastiques, notre culture commune… De ces contextes croisés naît une expérience, un accomplissement : une transcendance. »

Et si cette transcendance est proposée de la sorte en faisant porter l’accent sur son caractère naïf, sur sa nature éminemment bricolée, c’est qu’on y retrouve, sous-jacente, cette même question insistante du combat des objets et des idées pour servir, servir encore et resservir toujours. La guerre, ici, n’est pas tant le moyen de la conquête, du rapt, mais la technique de l’adaptation, de l’acclimatation. Et l’on en revient à ces fameux vikings dont l’irrévérence païenne effraya tant la Chrétienté moyenâgeuse. Car on se rendit vite compte que ces terribles agresseurs se montraient d’une souplesse inouïe pour s’adapter à de nouvelles religions. Ils devinrent, sans effort, lorsque cela s’avéra nécessaire à leur implantation, de très parfaits chrétiens. Ils embrassèrent alors, dans ces moments de leur histoire, une religion qui, faute de culture, de cette culture-ci en tout cas, prenait des airs de grande simplicité, résumée en quelques symboles précaires, dépourvue de la profondeur érudite des Textes bibliques. Ils se bricolèrent une religion chrétienne où les objets étaient tout et la liturgie une comédie toute de ravaudage et de trompe-l’œil. Une religion de l’enfance.

Ce chantier inédit d’images et d’objets traitant de l’enfance de la religion accentue la portée de l’ensemble de l’œuvre lorsque s’y devine la trame d’une obsession, en l’occurrence celle de la relique. Car cette dernière, aussi ennoblie et sanctifiée soit-elle, n’en est pas moins l’objet, ou le fruit, ou le synonyme du reliquat. Le reliquat est ce qui demeure après rejet, la forme du gâchis, la marge abandonnée, la perte plus ou moins brute, le déchet pour tout dire. La relique est ce par quoi la rédemption est susceptible de transiter, quand le reliquat, soustrait à tout rêve de transcendance, ne se comprend qu’en termes d’infamie et de fiasco. Les guerres ourdies par Harald Fernagu, armant ses bricoles de munitions bien plus littéraires et lexicales qu’il n’y paraît, ont toutes en commun de faire s’entrechoquer reliques et reliquats.